Écoulement. Devenir. Compénétration. Tumescence. Boursouflure d’un bourgeon, éclosion d’une feuille, écorce poisseuse, fruit baveux, racine qui suce, graine qui distille. Germination. Champignonnage. Phosphorescence. Pourriture. Vie. Vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie, vie. (Blaise Cendrars)


Il n’y a pas de seconde nature dans le travail de Delphine Pouillé : sa chair est hybride, ignorante des espèces et des intentions univoques, gonflée de croisements des vocabulaires et des pratiques, irrévélée et pourtant chargée de  significations qui en éclatent les contours. La douceur de ses matières est assurément une menace insidieuse, la rondeur de ses lignes, un étouffement à venir et l’à-plat de ses dessins, la complexe genèse d’un débordement.


Thrums qui champignonnent sur les murs ou sur les plafonds d’espaces d’expositions, cagoules, minerves et protubérances textiles que l’artiste photographie portées par des acteurs dans des environnements urbains : les objets de Delphine Pouillé ne deviennent eux-mêmes que dans leur mise en contexte. Ils n’acquièrent de sens que par les lieux où ils prolifèrent, les silhouettes qu’ils embrassent et absorbent, les espaces dont ils troublent les perspectives. C’est une colonisation coulante et écoeurante, qui se fond avec son support tout en désagrégeant son profil. Dessins et objets développent ainsi une métaphore de la domination sans stridences. Leurs courbes pleines, l´évocation de leurs effleurements et les éventuelles connotations infantiles de ces peluches improbables laissent flotter les sentiments et les mémoires de la douceur et du confort. Mais c’est pour aussitôt les identifier avec le langage du sadisme qui se cristallise dans le recours aux entraves, aux enchaînements et aux aveuglements. L’artiste construit par ces assimilations inattendues la narration d’une oppression qui insinuerait son emprise dans une invisibilité cotonneuse.


Comment ne pas y voir à chaque fois de grands morceaux de solitude ? Ignorant les résistances, le foisonnement des chairs textiles noie la définition des corps et des espaces. Il voile leur évidence par des processus d’occupation qui sont autant d’arrachements aux certitudes : nous y perdons de fait la sécurité des processus d’identification et la rassurante permanence des architectures. L’utilisation légèrement obsessionnelle de couleurs vives ne retire rien à la mélancolie de cette aliénation. L’emprunt des matières et des formes au langage du design ne cantonne pas plus l’oeuvre à la perfection de l’objet : elle en accroît au contraire et paradoxalement sa capacité de suffocation. Comment faire le récit de la faiblesse face à l’imperceptible et à la toute-puissance de l’au-dehors, si ce n’est en l’incarnant par des formes plantureuses et désirables qui suçoteraient les lieux et les corps ? Chaque oeuvre est un spectacle brillant, une mise en scène séduisante de ces images moléculaires, de ces spirilles étirées ou de ces volutes intestinales qui laissent affleurer une beauté sourde : celle de l’engourdissement provoqué par des parasites.



Jérôme Lefaure, Peluches, pâtisseries, parasites : les colonisations sucrées et les corps en excès de Delphine Pouillé, 2010