Les thrums flottent dans un espace entre-deux, leurs silhouettes polymorphes manifestent une irrésistible attirance vers la terre. Chacune des entités, à la fois douces et inquiétantes, réclame un corps-à-corps ; le regardeur est invité à interagir avec les excroissances textiles et mousseuses. Une relation physique et sensorielle qui trouve sa source à l’intérieur du corps de l’artiste, envisagé comme la colonne vertébrale de sa production. Les thrums sont de véritables dessins gonflés, ils surgissent de la matière et colonisent l’espace. Ils sont les prolongements d’un dessin primitif reporté une première fois sur une large feuille de papier, puis sur le tissu. L’enveloppe est découpée, cousue finement pour donner forme à une membrane dans laquelle l’artiste injecte une mousse expansive. Le dessin prend littéralement corps, la matière se dissémine et épouse sa peau. Les organismes synthétiques sont enfin épinglés et suspendus dans l’espace investi. Ils apparaissent comme de multiples extensions du corps de l’artiste. Ce dernier engendre de nouvelles entités, difformes, anonymes, sourdes et aveugles. Mi-mortes, mi-vivantes, leurs anatomies bosselées sont faussement inertes.


Les apparences sont effectivement trompeuses. Les thrums entament une existence mouvante. Emballés, transportés, déballés, exposés, remballés, ils subissent divers accidents et imprévus. Soumis aux modulations lumineuses et climatiques, ils suent, se brisent, explosent, sécrètent, dégoulinent. Une tension s’engage entre la peau et la matière qui transpire, transperce, boursouffle pour se libérer du carcan devenu trop étroit. Biologiquement morts, les corps mousseux sont physiquement actifs, voire réactifs. Des organes fragiles, légers, imprévisibles que l’artiste s’emploie méticuleusement à soigner. Telle une chirurgienne-plasticienne, elle constate les blessures, prépare son matériel, opère, colmate les corps abîmés. Différents gestes s’imposent : raser les sutures, détrousser, dépecer le thrum pour en libérer la chair, panser les plaies, piquer des épingles afin de fixer les greffons textiles, boucher les blessures trop profondes, redonner forme aux glandes et aux tiges aplanies. L’instabilité du matériau génère une interdépendance vitale, ainsi qu’une mutation permanente des pièces. Les thrums se métamorphosent, ils connaissent différentes évolutions dues non seulement aux propriétés mobiles des matériaux, mais aussi au processus d’entretien mené par l’artiste. Ils fluctuent, quittent leurs peaux, sont augmentés de pansements, sont reformés au fil d’existences éphémères puisque la mousse se délite, les thrums à l’image des humains se résument à des corps de passage.


La technique utilisée pour la confection des patrons de papier a donné naissance à une série de dessins rapiécés (Oil and Patched Drawings). Le dessin est la base et l’extension des sculptures. Delphine Pouillé dessine et taille dans le papier comme elle taillerait dans le bois ou la pierre. La feuille de papier est morcelée dans le bas, sur les côtés, puis rapiécés de manière à architecturer la forme. Elle instaure ainsi une économie du matériau, une récupération de l’espace. Entre mosaïque et quilting, le papier n’est plus seulement envisagé comme un support, il fait véritablement corps avec les organismes de pastel gras. Le matériau s’auto-colonise. De nouvelles gestuelles sont entreprises : tracés agressifs, découpages, collages, frottements au coton-tige et pansements au pastel blanc. La problématique médicale est à nouveau convoquée par l’artiste.


Les thrums et les dessins semblent extraits de son propre corps, ils le prolongent sous forme de prothèses qui réclament des soins rémanents. Le concept prothésique a d’ailleurs alimenté l’ensemble de la pratique de Delphine Pouillé, qui, depuis le début des années 2000, fusionne corps et objets protéiques. À l’image de l’œuvre vidéo produite lors d’une résidence à Taipei, Umbilical Parade (2012), où nous sommes invités à suivre le parcours d’une colonie de marcheurs reliés entre eux par d’étranges organes textiles tubulaires. Les longues trompes sont connectées aux bouches des marcheurs au moyen de masques en coton. Ils sont visuellement connectés. Les corps sont dissimulés sous des capes imperméables colorées, ils avancent de manière synchronisée et silencieuse dans le tumulte urbain. Tels des clones fantomatiques, les marcheurs adoptent une apparence unitaire et monstrueuse. L’artiste met en œuvre des organismes étouffants auxquels viennent se greffer les concepts de colonisation, de multiplication et de mutation. Elle fouille avec attention les interstices qui existent entre la vie et la mort. Delphine Pouillé examine, travaille et répare les caractères incontrôlables de corps aux géométries instables et protéiformes.



Julie Crenn, communiqué de presse de l’exposition personnelle Les Convalescents, galerie du Haut Pavé, Paris, France, 2013